Comment des produits interdits arrivent en Russie malgré les sanctions

Publié19. juin 2024, 07:31

Guerre en UkraineComment des produits interdits arrivent en Russie malgré les sanctions

De nombreux biens sont toujours exportés en toute légalité vers la Russie, tels que les médicaments ou les parfums et cosmétiques. Mais plus certains biens technologiques de pointe.

A la périphérie de Moscou, le 9 avril 2024.

A la périphérie de Moscou, le 9 avril 2024.

AFP

En décembre aux États-Unis, un homme d’affaires plaide coupable d’exportation d’équipements avioniques vers la Russie malgré les sanctions. Fin mai en France, les douanes coincent une entreprise ayant servi de plaque tournante à des exportateurs européens vers la Russie. Plus de deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, cette dernière a toujours accès à des produits théoriquement interdits d’exportation, qui lui parviennent par des voies détournées. En présentant la dernière série de sanctions américaines, la secrétaire au Trésor Janet Yellen a d’ailleurs expliqué vouloir cibler «les voies d’approvisionnement restantes par lesquelles (la Russie) se procure des matériaux et des équipements à l’international».

Une tâche loin d’être simple: «Malheureusement, quand les gens veulent frauder, ils y arrivent, ça prend plus ou moins de temps», dit à l’AFP Claire Lavarde, une avocate au cabinet international Bryan Cave Leighton Paisner, qui aide des entreprises dans la banque, le luxe et les technologies de pointe à vérifier avec quels partenaires elles peuvent encore faire des affaires.

«Pas dupes»

Même sans aller jusqu’à la fraude organisée, certains chefs d’entreprises admettent – sous couvert d’anonymat – fermer les yeux face aux limites de leur supervision. «On n’est pas forcément dupes mais on ne peut rien faire», reconnaît un cadre supérieur d’un fabricant européen de machines de précision. Pour se couvrir, «nos avocats nous ont conseillé de faire signer un papier à tous nos clients dans le monde, indiquant qu’ils ne revendraient pas nos produits à la Russie, le Belarus et l’Iran», raconte-t-il. «On peut imaginer qu’on va contrôler la première réexportation, mais pas la dixième», souligne Claire Lavarde.

Après de premières restrictions d’exportation dès l’annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée en 2014, les pays occidentaux ont musclé leurs sanctions envers Moscou depuis son attaque de l’Ukraine en février 2022.

De nombreux biens sont toujours exportés en toute légalité vers la Russie, tels que les médicaments ou les parfums et cosmétiques. Mais plus certains biens technologiques de pointe utilisés dans les systèmes militaires par exemple, ni d’autres produits dits à double usage, comme de l’électronique destinée à des applications civiles mais pouvant être détournée à des fins militaires.

Exportations suspectes

Malgré tout, Moscou reste capable d’importer un «grand nombre de biens nécessaires à la production militaire», notamment des équipements de communication et des semi-conducteurs, assure dans un rapport publié en janvier le groupe d’experts ukraino-américain Yermak-McFaul, qui travaille sur les sanctions contre la Russie.

Il a certes constaté une chute des produits pour la production militaire et des composants critiques juste après le début des sanctions de 2022, mais cela n’a pas duré. «De janvier à octobre 2023, les importations de produits de guerre se sont rapprochées de leurs niveaux d’avant les sanctions, à 932 millions de dollars par mois, soit une baisse de seulement 10%», note-t-il.

Selon des données collectées par le directeur des études économiques à l’IESEG School of Management, Eric Dor, les exportations de l’UE pour 50 produits de haute priorité (dont des circuits imprimés, des diodes, des semi-conducteurs) ont chuté de 95% vers la Russie sur la période octobre 2022-septembre 2023 par rapport à la même période deux ans plus tôt, mais parallèlement triplé vers le Kazakhstan, quadruplé vers l’Arménie, et même été multipliés par presque 18 vers le Kirgizistan. «C’est trop systématique, très clairement il y a réexportation», décrypte-t-il pour l’AFP.

Jeu de piste

Suivre les produits à la trace est complexe. L’homme d’affaires épinglé l’an dernier par les autorités américaines au Kansas faisait transiter ses équipements avioniques via d’autres entreprises dans des pays tiers comme l’Arménie, le Kazakhstan, et le Kirghizistan. Et le mode opérationnel de l’entreprise qui vient de se faire sanctionner en France consistait à masquer la destination finale des marchandises en produisant de faux documents et en les dédouanant dans le pays alors qu’elles n’y passaient jamais ou rarement, et qu’elles quittaient l’UE par d’autres États membres.

Le ministère suédois des Affaires étrangères a aussi fait savoir récemment que de grosses entreprises nationales étaient soupçonnées par la Commission européenne d’avoir exporté des produits vers la Russie et «pourraient avoir contourné les sanctions par l’intermédiaire de pays tiers, que ce soit via des filiales, des sous-traitants ou d’autres acteurs». Contacté par l’AFP, l’une de ces entreprises, Ericsson, a nié toute implication. «Si du matériel Ericsson a été importé en Russie, cela ne s’est pas fait par l’intermédiaire d’Ericsson, mais plutôt via un marché secondaire», a assuré le groupe. Volvo Group a aussi répondu à l’AFP que «rien dans les données reçues du ministère des Affaires étrangères n’indique que le groupe a exporté des produits vers la Russie», faisant valoir que si des produits de la compagnie ont été retrouvés en Russie, ils «ont été exportées par d’autres parties».

«Les entreprises doivent mener plus d’investigations aujourd’hui que jamais», reconnaît Ted Datta, expert en conformité financière chez Moody’s Analytics, qui fournit des outils technologiques permettant aux entreprises occidentales de s’assurer qu’elles respectent les sanctions. Avec cette question en tête: «Si je suis une entreprise et que je constate une augmentation soudaine des volumes d’échanges vers l’Ouzbékistan ou un autre pays tiers voisin, dois-je signaler ce risque à mon régulateur?»

La pression est d’autant plus grande que les régulateurs musclent leurs moyens de contrôle: au Royaume-Uni par exemple, l’Office of Financial Sanctions Implementation a reconnu dans son dernier rapport d’activité avoir pratiquement triplé ses effectifs pour surveiller l’application de la législation. Le devoir de vigilance des entreprises passe par la vérification que les partenaires ne sont pas sur la liste noire de l’UE ou des États-Unis. Ou qu’un appel d’offres remporté en collaboration avec une entreprise russe avant les sanctions peut être mené à terme sans encourir de risque pénal.

Structures sophistiquées

Un juriste européen, qui aide ses clients à évaluer au cas par cas ces situations, dit s’assurer que ceux-ci se mettent en conformité avec les nouvelles règles. Mais ce n’est pas le cas de tous les acteurs occidentaux, affirme-t-il sous couvert d’anonymat, évoquant de nouvelles usines créées dans des pays tiers, qui exporteront ensuite vers la Russie. «C’est encore plus compliqué à prouver pour les autorités, car la structure de ces transactions est faite de manière sophistiquée: les sociétés mères occidentales n’agissent jamais directement, mais via des sociétés locales» avec lesquelles elles vont entretenir des relations discrètes, précise-t-il.

La fraude aux sanctions est aussi à l’œuvre dans l’autre sens, avec des affaires liées à l’importation de bois biélorusse, un pays également sous sanctions occidentales, rappelle Claire Lavarde: les importations européennes de bois venant du Kazakhstan ont explosé de manière suspecte après le début de la guerre.

Trouver où va atterrir un bien produit dans une usine occidentale peut être d’autant plus complexe que les réexportations touchent des produits aussi communs que les lave-linge, dont les composants électroniques peuvent être démontés et réutilisés. D’octobre 2020 à septembre 2021, selon les données compilées par Eric Dor, l’UE a exporté environ 1,6 millions d’euros de machines à laver vers le Kazakhstan… contre plus de 18 millions d’euros deux ans plus tard. Une tendance que l’on retrouve dans des pays voisins.

Et Moscou vante sa croissance économique qui résiste en dépit des sanctions (+5,4% au premier trimestre). «Nos relations avec les pays asiatiques se renforcent», a fait valoir Vladimir Poutine  lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg. «La croissance a été de 60% entre 2020 et 2023, celle avec le Moyen-Orient a été multipliée par deux», a-t-il cité. Une progression qui a toutefois un prix pour la population russe, confrontée à une inflation élevée.

(afp)

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